Depuis la dernière réorganisation voulue par leur direction, les salariés de l’entreprise publique dénoncent une augmentation du volume de travail et une perte de sens qui conduisent à des burn-out et des suicides. Les syndicats s’indignent à l’unisson et plusieurs conflits sociaux éclatent.
Les algorithmes, bourreaux de Poste
Au centre courrier de la Poste de Miélan, dans le Gers, voilà trente-six jours qu’elles tiennent bon. Depuis le 21 mai, cinq femmes, factrices, ont déposé leur sacoche pour dénoncer «la dégradation de leurs conditions de travail et du service public en milieu rural». L’histoire que racontent ces grévistes ressemble à celle entendue dans de nombreuses autres communes : les réorganisations en cascade, le regroupement des tournées devenant toujours plus longues, les départs en retraite non remplacés, la charge de travail qui s’alourdit, le sentiment de ne plus faire correctement son travail. «Ils ne cessent de supprimer des tournées ! Le nombre de lettres à distribuer est peut-être en baisse, mais il y a toujours autant de boîtes aux lettres à faire», s’agace Pierre Wiart, de l’union syndicale SUD-Solidaires du Gers. Sabine Poulvet, de la CGT, raconte le quotidien de ces postières qui depuis la dernière réorganisation, en avril, font des journées de 8 heures 30, au lieu de 7 heures. «L’une a déjà fait un burn-out. Une autre a dû s’arrêter car elle avait des problèmes de tension. Dans un bureau voisin, un collègue a fait un malaise en pleine tournée. A un moment donné, le corps dit stop», pointe la cégétiste.
Pour changer la donne, les grévistes réclament du renfort pérenne. Mais la direction ne veut pas plier. Au sein du groupe, la tendance est plutôt à la baisse des effectifs : en dix ans, ils sont passés, à la Poste, de 296 000 salariés en 2008 à 251 000. «On remplace un départ sur trois», précise la direction qui met en avant le recrutement de 12 000 facteurs en CDI entre 2017 et 2019. Pas suffisant, selon les postiers.
«Pause méridienne»
Ces dernières semaines, la branche distribution a été secouée par une kyrielle de conflits sociaux, une trentaine, à Perpignan, Montauban, Roubaix ou encore Besançon, selon les syndicats. Dans chaque foyer de contestation, les mêmes maux sont pointés du doigt : «tournée sacoche», «îlots», «pause méridienne». Derrière ce jargon, c’est toute une nouvelle organisation du travail des postiers qui se met en place. Exit la journée de travail traditionnelle du facteur qui commence à l’aube, trie et remplit sa besace, avant de filer distribuer le courrier, et de rentrer chez lui une fois son parcours bouclé. Désormais, dans de nombreux territoires, les activités de distribution et de tri sont séparées. Et ce n’est pas une mais deux tournées, entrecoupées d’une pause, que les facteurs, qui n’ont donc plus la main sur la préparation, enchaînent. «Le pire, c’est que je ne comprends même pas l’intérêt même de ces mesures…» regrette Jean (1), facteur en arrêt maladie. «La seule chose que cherche la Poste, ce sont les gains de productivité», répond Luc Girodin, de l’Unsa. «Depuis l’ouverture du capital en 2009, il y a un changement profond dans l’entreprise», analyse Pascal Le Lausque, secrétaire général de la CGT Poste. «Tous les deux ans, il y a une réorganisation systématique. On dit aux facteurs : "Vous êtes trop nombreux." C’est un gigantesque plan social», note l’ancien facteur Pierre Wiart, de l’union syndicale SUD-Solidaires du Gers.
Face à la baisse du trafic du courrier, de l’ordre de 6 % par an environ selon le groupe, la Poste assume sa stratégie. «Nous sommes en très grande transformation. Le volume de plis a été divisé par deux en dix ans. Il y a une responsabilité vis-à-vis des postiers et de l’Etat de garantir la pérennité de l’activité et du travail des facteurs», explique Yves Arnaudo, DRH de la branche services-courrier-colis de la Poste.
«Tout est minuté»
Certes, mais en parallèle, les colis, la pub, les nouveaux services sont en hausse, répondent les syndicats. Et cela, jugent-ils, la Poste n’en tient pas assez compte. Pire, selon eux, le groupe reste le nez rivé sur ses algorithmes supposés permettre un calibrage rationalisé des tournées. Or, ce système, basé sur des cadences théoriques appliquées à tout le territoire, est critiqué par les syndicats qui dénoncent son opacité. «Ils sont incapables de nous détailler leurs calculs, il y a eu 22 condamnations de la Poste dans le département pour défaut d’informations à ce sujet», regrette Gaël Quirante, secrétaire départemental de SUD Poste dans les Hauts-de-Seine, en grève depuis presque quinze mois. Les organisations syndicales pointent surtout du doigt la déconnexion de ces décisions avec la réalité du terrain. «Désormais tout est cadencé, tout est minuté. Selon la Poste, tout est parfait. Mais il y a une telle différence entre le travail prescrit et le travail réel que ce n’est plus tenable», explique Isabelle Le Guillou de la CGT du Finistère. Exemple, selon elle : «Pour faire un recommandé, la Poste prévoit 1 minute 30, même s’il y a un portail fermé, même si l’ascenseur ne marche pas !» «Il ne faut pas imaginer que les algorithmes définissent tout. C’est une aide, mais au delà, il y a le travail des salariés "organisateurs"», temporise-t-on côté direction.
Les nouveaux services, développés par la Poste pour diversifier l’activité viennent encore ajouter à l’incompréhension des salariés. Mis en place en 2017, le nouveau service «Veiller sur mes parents» cristallise les tensions. «On nous propose d’aller veiller sur les anciens. C’est quelque chose qu’on faisait de base ! Depuis que je fais ce boulot, chaque jour, on discute, on peut me demander d’aller chercher un médicament, je l’ai toujours fait, gratuitement et de bon cœur. Mais la direction essaye de monétiser ça et je ne trouve pas ça acceptable», regrette Mohamed, facteur dans les Hauts-de-Seine. «Selon la Poste, il faudrait en plus le faire en 6 minutes top chrono : sonner, poser les questions, noter les réponses sur son téléphone… J’ai du mal à y croire», abonde une factrice.
«France Télécom a été un laboratoire»
Salariés et syndicats craignent désormais que la situation ne débouche sur des drames. «La Poste crée une situation où rien n’est jamais stable pour les postiers. Le marteau leur tombe dessus tout le temps. On va droit dans le mur, comme à France Télécom. Ce sont les mêmes outils managériaux qui sont utilisés», résume Pierre Wiart du syndicat SUD. «France Télécom a été un laboratoire. Depuis 2009 et le passage en société anonyme, la Poste prend le même chemin, mais en plus rapide», souffle Isabelle Le Guillou, de la CGT. Fin 2016, deux syndicats avaient sonné l’alarme, en affirmant détenir une note confidentielle de la direction selon laquelle plus de 50 suicides auraient été recensés sur l’année. Interrogé par Libération, le DRH de la branche distribution explique ne pas connaître ce document. Plus récemment, à l’automne 2018, la Dordogne a été secouée par deux suicides de postières en l’espace de quinze jours.
Le management de la Poste a alors été pointé du doigt, y compris par le président socialiste du conseil départemental de Dordogne, Germinal Peiro. Dans une lettre dénonçant les drames humains à la Poste, une syndicaliste évoquait de son côté «les méthodes de réorganisation, aveugles et sourdes, autoritaires et inébranlables». Du côté de la direction de la Poste, on répond en mettant en avant le «fort investissement» du groupe dans la prévention des risques psychosociaux, avec la présence notamment de «180 assistantes sociales». «On essaye dès l’amont de tout projet de réorganisation d’avoir une vigilance sur l’impact sur les employés», explique le DRH Yves Arnaudo. Pour accompagner le changement, le groupe a notamment mis l’accent sur la formation.
Selon le dernier baromètre social diffusé par la direction, 77 % des employés de la branche distribution - ou du moins de ceux qui ont répondu, soit 60 % environ - sont fiers de leur entreprise. Pas question, donc, pour la direction de la Poste, d’accepter le parallèle avec la crise d’il y a quelques années à France Télécom. En 2016 pourtant, l’Unsa avait été questionnée par la Cour des comptes qui se penchait sur le dossier de la Poste. Le syndicat pointait dans sa réponse les «dysfonctionnements organisationnels dans l’entreprise qui menacent chaque jour, la santé physique et mentale de nos collèges», ou encore l’«absence d’anticipation et de prise en compte des impacts humains et la faisabilité humaine des changements». Un texte «toujours d’actualité» trois ans plus tard, souligne l’Unsa. Elle vient, mot pour mot, de le remettre à nouveau à la Cour des comptes.
(1) Le prénom a été modifié.
Amandine Cailhol , Gurvan Kristanadjaja