Exaspérés, les agriculteurs indiens ont envahi New Delhi, défiant la répression. Une rébellion paysanne qui pourrait échapper au contrôle des organisations rurales.
Les images sont assez impressionnantes. Des centaines de milliers de paysans envahissent les rues de la capitale indienne, certains avec leurs tracteurs (on parle de plus de 100 000 tracteurs), d’autres à cheval. Ils exigent depuis deux mois le retrait des lois agricoles libéralisant le secteur, adoptées par le gouvernement de Narendra Modi au mois de septembre en pleine pandémie. Alors qu’après de longues négociations la police avait finalement autorisé la manifestation des paysans dans les limites d’un parcours bien balisé dans les zones périphériques de la ville, ceux-ci ont rapidement décidé autrement : à l’aide de leurs tracteurs ils ont forcé les barrières et les cordons policiers et sont allés même jusqu’à envahir le symbolique Fort Rouge.
La police a répondu avec des gaz lacrymogènes, des canons à eau, des coups de matraque. Des stations de métro ont été fermées et le service d’internet coupé dans la capitale. Mais les paysans ont répondu utilisant parfois leurs propres outils de travail comme des armes improvisées ; certains ont utilisé leurs tracteurs pour foncer sur les cordons policiers. Des bus ont été aussi renversés et utilisés pour se protéger des charges de la police. Autrement dit, les forces de sécurité ont été sérieusement dépassées par les paysans exaspérés par leur situation. A la fin de la journée il y a eu plusieurs arrestations et au moins un paysan mort dans des circonstances qui n’ont pas encore été élucidées.
Il s’agit en effet de la crise sociale la plus importante pour le gouvernement nationaliste réactionnaire de Modi. Car la mobilisation paysanne bénéficie d’un large soutien auprès de la population ; les colonnes de manifestants ont été reçues dans la capitale avec des pétales de fleurs et des encouragements de la part des habitants. Et cela est tout à fait compréhensible : l’Inde est l’un des pays les plus ruraux au monde, la moitié de sa population étant encore agraire, ses habitants sont très liés à la campagne. Les paysans sont sans doute la couche sociale représentant le plus grand poids électoral.
C’est en ce sens que l’on peut comprendre que la contestation rurale qui s’est installée aux alentours de New Delhi représente un risque non seulement pour le gouvernement mais pour le régime dans son ensemble. Cela a amené ce mois-ci la Cour Suprême à suspendre l’application des lois contestées. Cependant, la mobilisation s’est poursuivie. Le gouvernement a proposé la suspension de pour 12 à 18 mois de l’application de ses réformes libérales. Mais rien n’y fait. Les paysans restent intransigeants : ils veulent le retrait et seulement le retrait des réformes.
Or, cette radicalité à la base semble être en train de faire peur aux dirigeants des organisations et syndicats paysans, notamment après les évènements de New Delhi. Ainsi, en chœur avec des politiciens de l’opposition qui déclarent soutenir la mobilisation, certains dirigeants paysans ont dénoncé les « violences » dans la capitale indienne, les imputant à des « éléments antisociaux », étrangers à la mobilisation. Cela malgré les images qui montrent clairement des milliers de paysans s’affronter à la police, sortir du parcours excentré de la manifestation imposé par les autorités et surtout envahir le Fort Rouge. Quoi qu’il en soit, ces évènements servent aujourd’hui de « prétexte » pour certaines organisations pour déclarer qu’elles prétendent repousser la manifestation vers le Parlement prévue pour le 1er février.
Des questions se posent après ce qui s’est passé à Delhi : les positions du gouvernement et celle des paysans vont-elles se radicaliser ? Le gouvernement va-t-il utiliser les affrontements dans la capitale pour légitimer une plus forte répression contre les paysans ? La population va-t-elle continuer à soutenir les paysans ? Les paysans vont-ils tenter de déplacer leurs campements des périphéries de la capitale vers le centre de New Delhi afin de faire entendre plus fort leurs revendications ? Autrement dit, le conflit est-il en train de basculer vers un affrontement plus fort entre les deux parties ?
Car ce qui est en jeu pour des millions de paysans est une question de survie. Cela peut expliquer leur radicalité et détermination. En effet, les réformes libérales de Modi risquent de mettre fin aux prix minimums garantis par l’Etat pour la production des petits paysans. Beaucoup d’entre eux voient ce dispositif étatique mis en place dans les années 1960 comme une garantie pour vendre leur production à un prix plus juste. Et les craintes paysannes sont confortées par l’exemple de l’Etat de Bihar, à l’est du pays, où des lois de ce type ont été imposées en 2006. Comme l’explique l’éditeur indien Hartosh Singh Bal dans le New York Times : « [dans l’Etat de Bihar] ces lois ont conduit au démantèlement de l’infrastructure de marchés du gouvernement, le nombre de centres de vente ayant diminué de 87%. Les marchés n’ont jamais offert la meilleure rémunération promise pour les produits. Les agriculteurs du Pendjab ont vendu leur riz l’année dernière au prix imposé par le gouvernement, soit 25 dollars pour 100 kilos, alors que les agriculteurs du Bihar ont été contraints de le vendre 16 dollars pour 100 kilos sur le marché libre ».
Mais le fait est que la situation des paysans indiens est déjà assez catastrophique avec ce dispositif en place. Il est probable qu’une partie des paysans qui se mobilisent à Delhi, venus des Etats du Pendjab et d’Haryana, soient issus des couches les moins pauvres et bénéficiant déjà du dispositif étatique. On peut déduire cela du fait qu’une partie de ces paysans manifestent avec leurs tracteurs alors que l’on estime que seulement 5,2% des familles paysannes possèdent des tracteurs. Mais on peut aussi mentionner le fait qu’en réalité seulement une fraction de la paysannerie vend ses produits aux prix minimums garantis par l’Etat. Comme le disait récemment l’économiste Anuj Agarwal : « dans tous les principaux États producteurs de riz - le Chattisgarh, l’Uttar Pradesh et le Telangana - les prix moyens étaient inférieurs de 15 % au MSP [Prix Minimum Garanti par l’Etat]. 43 % du blé, 36 % du riz, 12 % des céréales et 1 % des céréales secondaires produits sont achetés au MSP. De même, le Pendjab, le Madhya Pradesh et l’Haryana représentent 85 % du blé acheté dans le cadre du MSP. Par conséquent, le MSP reste concentré sur quelques cultures et quelques États ».
Cela veut dire que les prix dérégulés sont déjà largement répandus dans le pays et qu’une partie importante des paysans a déjà la corde au cou (parfois littéralement, l’Inde étant l’un des pays avec le plus fort taux de suicide paysan au monde). Ces réformes libérales vont en effet généraliser une situation dramatique pour les petits paysans. C’est donc, pour beaucoup, une lutte littéralement pour la survie.
La mobilisation paysanne en Inde menace le régime et met à mal les plans stratégiques des capitalistes indiens qui cherchent à « moderniser » le secteur agricole afin de l’adapter à leur objectif d’attirer des investissements de la part des multinationales impérialistes et ainsi aspirer à concurrencer la Chine en tant qu’« atelier du monde ». Pour cela, le capitalisme indien a besoin de forger une masse de main d’œuvre disponible, ce qui rentre en contradiction avec un pourcentage aussi important de population rurale. De cette façon, la libéralisation de la campagne pourrait forcer des millions de petits paysans pauvres et ruinés à vendre leurs parcelles et émigrer vers les villes, suivant le « modèle » chinois. Ce type de « modernisation » serait un désastre social pour les paysans pauvres mais aussi pour les ouvriers des villes qui seraient mis en concurrence avec les paysans émigrés dans les villes, faisant baisser les salaires et favorisant les grands capitalistes. C’est en ce sens que la perspective d’une unité d’action entre les travailleurs des villes et les petits paysans des campagnes apparaît comme un énorme danger pour le régime. La démonstration de force paysanne à New Dehli a sans doute activé les alarmes au sommet de l’Etat.
Publié par REVOLUTION PERMANENTE