Le Monde, le 10 juillet 2024
Le sociologue constate, dans une tribune au « Monde », que la médecine et l’inspection du travail sont aujourd’hui totalement démunies, et il plaide pour le retour d’un authentique droit à la santé au travail.
Chaque jour, plus de deux salariés meurent d’un accident du travail en France, plus de 1 500 accidents du travail engendrent un arrêt de travail et plus de 120 nouvelles maladies provoquées par l’activité professionnelle sont reconnues et indemnisées par l’Assurance-maladie. Pour beaucoup trop de Français, le travail est une source de danger et de maladie. Il est parfaitement possible d’améliorer cette situation et d’ouvrir ainsi un horizon de conquête sociale fondamentale pour de nombreux concitoyens, notamment issus des classes populaires.
Ces chiffres devraient alerter sur l’état des conditions de travail, d’autant qu’ils affichent une inquiétante stabilité depuis plus de dix ans et qu’ils sous-estiment l’impact réel des conditions de travail sur la santé des travailleurs. Chaque année, moins de 300 cancers sont effectivement reconnus comme maladies professionnelles – hormis ceux liés aux expositions à l’amiante –, alors que les épidémiologistes les plus prudents estiment que le nombre de cancers liés au travail est au moins vingt fois supérieur ; un rapport de Santé publique France, publié en avril 2023, montre que les pathologies professionnelles non reconnues, à commencer par la souffrance psychique, ne cessent de progresser.
Le problème déborde la seule expérience de la maladie : selon les chiffres du ministère du travail, 37 % des actifs français occupés déclarent leur travail « insoutenable », au sens où ils ne se sentent pas capables de tenir jusqu’à la retraite.
Souffrance silencieuse
Ces chiffres dissimulent par ailleurs de profondes inégalités sociales face à la possibilité de pouvoir faire de son travail un facteur de développement de sa propre santé. Ce sont les classes populaires qui sont les plus durement touchées : ouvriers du BTP, aides à domicile, travailleurs du nettoyage et de l’industrie agroalimentaire, intérimaires, salariés des entreprises sous-traitantes dans l’industrie ou de la logistique… Une souffrance silencieuse parce que tue et dissimulée, qui nourrit le ressentiment social et son expression politique.
Notre système de santé au travail, premier pilier de l’Etat social, construit dès la fin du XIXe siècle, est en crise. Harcèlement moral, suicides liés au travail, risques psychosociaux, burn-out, mal-travail… Cela fait plus de deux décennies que les chiffres sont à la hausse et que les corps professionnels chargés de ces problématiques, médecine du travail et inspection du travail au premier chef, connaissent des réformes régulières, destinées, prétendument, à rendre leurs actions plus efficaces, mais contribuent à en réduire le nombre et les moyens. Cela fait aussi vingt ans que l’on constate les faibles effets de ces réformes ainsi que la faible progression d’une culture de prévention dans les organisations, etc.
En réalité, une bonne part de l’incapacité à progresser tient à la faiblesse et la centralisation du dialogue social sur ces questions. En outre, la disparition des Comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) provoquée par les ordonnances travail de septembre 2017 ont sapé un peu plus les capacités d’intervention collective sur les situations de travail. A l’échelle nationale, la gouvernance du système français de santé au travail apparaît très lacunaire. « Défaut de pilotage », « manque de lisibilité », « paysage fragmenté », « multiples cloisonnements »… Les rapports publics dressent un constat sévère, les propositions de réforme peinent à se concrétiser et les moyens manquent globalement pour agir.
« Modèle de la hâte »
En 2005, 70 % des salariés du privé déclaraient avoir eu une visite avec un médecin du travail ou une infirmière au cours des douze derniers mois ; ils ne sont plus que 39 % en 2019. On ne compte aujourd’hui qu’un inspecteur du travail pour près de 11 000 salariés, ce qui limite fortement leur influence. Le tour de vis budgétaire que subit l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS), chargé de la recherche, de l’information et de la formation sur les risques professionnels et leur prévention, ne fait que renforcer le sentiment que le travail et la santé au travail, pourtant régulièrement placés à l’agenda politique, échappent aux priorités de l’action publique.
Ces constats font douter de la possibilité de rendre effectif un authentique droit à la santé au travail. L’exercice de ce droit, de cette liberté, se fonde sur des instruments institutionnels et des dynamiques collectives qui sont aujourd’hui profondément fragilisés. Par-delà la nécessaire refondation institutionnelle du système de santé au travail, unanimement proposée dans les rapports publics récents, il faut se donner collectivement les moyens de surmonter la difficulté à agir dans les entreprises, au plus près des situations de travail.
Cela suppose d’abord de faire évoluer notre perception des problèmes du travail et de la santé au travail, prisonnière des statistiques de sinistralité des accidents du travail et des maladies professionnelles. Les problèmes ont évolué. Même si nous peinons à les qualifier clairement, ils ont à voir avec la façon dont le travail est organisé, piloté, prescrit et contrôlé. Sur fond d’intensification du travail, un « modèle de la hâte » (Le Travail pressé, de Corinne Gaudart et Serge Volkoff, Les Petits Matins, 2022) s’est imposé dans les organisations du travail, souvent posé comme collectivement incontestable, non discutable, non négociable, et dont les conséquences se traitent à un niveau individuel, voire personnel.
L’ignorance managériale des conditions réelles de réalisation de l’activité de travail sape progressivement les fondements même du sens du travail. C’est ce silence imposé qu’il faut briser, cette certitude non questionnée et non débattue sur ce que le travail devrait être qu’il faut combattre. Cela passe par la réinvention de pratiques de dialogue au plus près du travail réel pour développer les ressources nécessaires à la réalisation d’un travail émancipateur et facteur de santé.