SSCT - Réparation des AT/MP : "Nous avons évité la catastrophe de l’article 39"
Editions Législatives, ActuEL-CSE, édition du 08 juillet 2024. |
Après neuf mois de négociation difficile, le Comité de suivi de l’accord national interprofessionnel (Ani) sur les AT/MP (accidents du travail et maladies professionnelles) du 15 mai 2023 a accouché d’une "nouvelle architecture générale d’indemnisation des AT/MP". Une formule attachée au compromis de 1898, à travers une réparation forfaitaire et une rente duale, louée par la majorité des partenaires sociaux, mais critiquée par les associations des victimes.
Ravis d’avoir repris la main, les partenaires sociaux se félicitent à la quasi-unanimité de la copie rendue. Elle est applaudie, selon Eric Chevée, par toutes les organisations patronales qui "vont signer, ça c’est sûr" défendue par Force ouvrière (FO) qui estime "signer la fin d’une injustice" et plébiscitée par la CFTC qui "s’engage pour une meilleure réparation". Eric Chevée assure avoir également eu la confirmation de la CFDT et l’avis favorable de la CFE-CGC. Seule la CGT "réfléchit" encore. Sans doute sensible aux critiques des associations des victimes. "Je tire mon chapeau au patronat français qui est extrêmement malin, a réagi Maître Felissi, pour la Fnath (association des accidentés de la vie). Pour nous, cette réforme est trompeuse. Aujourd’hui, on a un système qui indemnise mal et qui continuera à mal indemniser ou très peu pour ne pas générer plus de charges à la branche AT/MP."
Pour autant, l’avocat de l’association des accidentés de la vie concède une amélioration. "On a évité la catastrophe de l’article 39, assure-t-il. [Ce dernier] déshabillait Pierre pour habiller Paul, en réduisant la part professionnelle pour financer la part personnelle. Ça, ça n’existe plus." Contrairement à la Cour de cassation, et comme l’exécutif, les partenaires sociaux proposent que la rente AT/MP soit duale, c’est-à-dire qu’elle indemnise le préjudice professionnelle (pertes de gains professionnels et incidence professionnelle de l’incapacité permanente) et le préjudice personnel (déficit fonctionnel permanent ou DFP qui correspond aux conséquences dans la vie courante d’un accident). Le gouvernement avait proposé une évaluation du préjudice personnel plus ou moins calquée sur celle du préjudice professionnel, qui aurait eu pour effet, selon FO, de ne pas prendre en compte certains pans du DFP et de réduire l’indemnisation des victimes. Raison pour laquelle les partenaires sociaux proposent d’attacher à ce préjudice personnel, grande nouveauté, une évaluation (et une indemnisation) "spécifique [et] distincte" du préjudice professionnel. "Le changement le plus important est que, désormais, le taux d’incapacité fonctionnelle est évalué de manière totalement autonome par rapport au taux d’incapacité professionnelle", nous explique FO. L’ensemble des composantes du DFP sont ainsi pris en compte par la rente. Ce que ne faisait pas le calcul de l’article 39. Et ce qui n’était pas couvert par la rente depuis le revirement de la Cour de cassation début 2023. "Cette absence d’indemnisation du déficit fonctionnel permanent par la rente AT-MP avait pour les victimes la saveur d’une double peine (financière et morale)", considère FO dans un communiqué du 28 juin.
Si aucun changement n’est à prévoir pour le préjudice professionnel, l’incapacité personnelle serait ainsi évaluée selon le barème du concours médical et une nouvelle indemnisation serait calculée selon le référentiel Mornet, utilisé par les juges civils dans le contentieux de la réparation du dommage corporel. "On a créé un nouveau système qui s'approche du système utilisé en droit civil", résume la juriste de FO. À ceci près, que l’évaluation doit être adaptée à la sphère travail et que l’indemnisation civile serait réduite de moitié pour les accidentés du travail. "Sans faute inexcusable de l'employeur, demain, on vous donne 50 % de ce que vous auriez eu le droit d'avoir en droit civil", explique la syndicaliste.
" On vous donne 50 % de ce que vous auriez eu le droit d'avoir en droit civil "
Une différence de traitement entre un accidenté de la route et un accidenté du travail justifié, selon FO, par le compromis de 1898. "En droit civil, vous avez trois choses à démonter : un fait générateur, un dommage et un lien de causalité. Ensuite, vous allez devant le juge, c’est une procédure longue, onéreuse et émotionnellement compliquée. C’est seulement au bout de 5 à 10 ans que vous obtenez votre indemnisation. Le compromis de 1898 facilite la vie des victimes car à partir du moment où votre AT/MP est reconnu administrativement, vous avez le droit automatiquement à votre indemnisation. Vous n’avez pas besoin de payer un avocat, d’aller pendant 10 ans devant les tribunaux, etc." Un paradigme donnant-donnant que goûte peu Maitre Felissi. "Le compromis n’est pas une histoire de salaire et de prix, s’emporte-il. C’est une histoire d’indemnisation d’un dommage corporel. Que la branche n’ait pas la capacité d’indemniser totalement une personne tétraplégique qui ne peut se servir que de son petit doigt et qui est obligé d’aller à la MDPH [Maison départementale pour les personnes handicapées]… On ne peut pas faire de compromis social sur des sujets éthiques. Les droits subjectifs sont les droits les plus profonds de la personne humaine." Ce à quoi, Jean-Marie Branstett, administrateur FO à la Commission des accidents du travail et des maladies professionnelles (CAT-MP), répond : "On peut toujours s'améliorer mais nous ne sommes tout de même pas complètement à la traîne pour ce qui est de l'indemnisation. On pourrait faire mieux mais c’est toujours un problème de négociation. De temps en temps, il faut admettre avancer petit pas par petit pas." Notons que FO souhaite que cette nouvelle architecture soit reprise dans le PLFSS (projet de loi de financement de la sécurité sociale) pour 2025 mais s'inquiète de la conjoncture politique. "Nous allons proposer le texte au gouvernement qui sera en place mais nous n'avons aucune garantie qu'il soit repris, ou repris tel que nous le souhaitons".
Un autre sujet brûlant a été arbitré par les partenaires sociaux : celui de la réparation du DFP (déficit fonctionnel permanent) en cas de faute inexcusable (FIE). "Tout l’enjeu pour les interlocuteurs sociaux était d’améliorer l’indemnisation des victimes d’AT-MP en réintroduisant le DFP dans la rente, sans léser les victimes d’une FIE", nous résume la juriste de FO. Le problème étant le suivant : si la rente est censée améliorer la réparation du DFP hors FIE, elle la diminue avec FIE par rapport à la solution apportée par la Cour de cassation début 2023. "La jurisprudence de la Cour de cassation était extrêmement favorable aux personnes, explique Maître Felissi. Elle disait : "Ça suffit maintenant, y’en a marre, quand il y a une faute inexcusable, quand l’employeur est allé trop loin, on indemnise votre DFP". Sur certains dossiers, on est à 300 voire 400 000 € pour la victime. Ce qui n’existera plus avec cette réforme."
" En cas de FIE, on passe à 100 % du référentiel Mornet "
Une assertion que FO tient à tempérer. "Je rappelle que l’on compte moins de 2 000 dossiers de faute inexcusable par an, ce qui fait quand même très peu de dossiers par rapport au nombre d’accidenté et de malades du travail, rétorque la juriste du syndicat. En plus, la méthode de calcul que nous proposons permet d’avoir une majoration de rente significative en cas de FIE. On passe à 100 % du référentiel Mornet. Vous arrivez donc à des sommes quasi similaires à une réparation intégrale". Avant de nous préciser que : "Avec la nouvelle architecture, la seule différence pour ces victimes sera que le DFP sera versé sous forme de rente viagère et non pas sous forme de capital." Un choix qui « sécurise » la santé financière de la branche AT/MP. "Ça bloque toute évolution de la jurisprudence, souffle l’avocat de la Fnath. Vous voulez lui casser les pattes. C’est pour ça que vous faites cette réforme. Pour que la Cour de cassation ne dise pas un jour que c’est terminé, que vous allez indemniser ces gens [les accidentés du travail] de la même façon que les autres. Ces gens-là ont des droits subjectifs comme toute personne et il n’y a pas de raison objective, morale et juridique de ne pas le faire." La Fnath, qui a eu accès à un document "réflexions paritaires faisant suite aux groupes de travail 2024 sur la dualité des rentes AT /MP" daté du 16 avril, développe ses inquiétudes dans un communiqué du 30 avril.
Avec la réintégration du DFP dans la rente, l’employeur fautif, comme souhaité par le gouvernement à l’occasion du PLFSS pour 2024, ne serait plus seul à prendre en charge financièrement le préjudice fonctionnel, le montant correspondant à la rente non majorée étant payé par la mutualisation employeur. La Caisse de la sécurité sociale ne pourra lui demander qu’un remboursement pour la part majorée et il ne supportera, seul, que l’indemnisation des autres préjudices non couverts par la rente (souffrances temporaires, préjudice d’agrément, préjudice esthétique, préjudice sexuel, etc.). "C’est très important pour les TPE/PME, rend compte Eric Chevée. En cas d’accident du travail, sans le système AT/MP, elles disparaissent. Les dirigeants n’ont pas la possibilité de se planquer derrière une chaîne de décisions ou des délégations de responsabilité qui diluent la responsabilité. Nous marquons une différence avec les grandes entreprises". Réaction de Maître Felissi : "Sur ces sujets, on a trop laissé les grandes entreprises donner le la, estime-t-il. Elles ont les moyens mais refusent que le prix de l’indemnisation leur coûte plus cher. On aurait pu trouver un système intelligent qui protège les TPE/PME du risque tout en permettant une véritable justice sociale pour les salariés." Note pour plus tard ? |