Et la Poste joue à ce jeu-là aussi. Pour chaque bureau, elle édite des statistiques sur la « charge automatisable », en clair les opérations qui ont été faites par un guichetier alors que les gens peuvent le faire tout seuls avec un automate ou sur leur téléphone. Ensuite le directeur d’agence se fait sanctionner si ses guichetiers ont trop servi de gens. Le but, c’est de supprimer la main d’œuvre bien sûr. De retour au front, les guichetiers se retrouvent à obliger les gens à utiliser leur téléphone ou un distributeur pour obtenir un service. Mais, en vrai, les logiciels et les machines marchent mal et compliquent les démarches, alors je comprends la frustration des usagers. Je n’accepte pas le manque de politesse mais il faut reconnaître qu’à force d’imposer les machines dans chaque acte du quotidien, on a créé un monde inhumain. Faut pas s’étonner des conséquences.
Le guichetier est pris entre des nouvelles machines qui ne fonctionnent qu’à moitié, des pannes informatiques en continu et les dysfonctionnements internes. Parce qu’au niveau des collègues, c’est pas simple. Dans un bureau de poste, la plupart du temps, au moins la moitié du personnel est composée de stagiaires ou d’intérimaires, qui déboulent sur la ligne de front sans aucune formation. Avant, il y avait huit semaines de formation, maintenant plus rien. Il y a des milliers d’opérations à connaître. Forcément, ils ont du mal à répondre aux questions, et les usagers s’en rendent bien compte, des erreurs et des doutes.
Parce que faut pas croire, si on reste là c’est qu’on aime l’échange humain, on a vraiment envie de trouver des solutions aux gens, même si des fois on sature et on n’a plus les moyens psychiques. Ça nous fait mal de voir les gens en galère. Ceux qui font la queue le 6 du mois pour leurs allocs et qui le 15 n’ont plus rien. Celles qui arrivent pour te demander combien il reste sur leur compte, et quand tu leur réponds 73 centimes, elles te disent « je les prends ». Être face à des situations sociales terribles, ça fait partie de la ligne de front postale. Dans beaucoup de cas, tu peux aider, dans d’autres pas du tout. On n’est pas à plaindre, nous, on a un salaire à la fin du mois, mais c’est dur de se sentir souvent inutile.
En dehors des pauvres, il y a aussi les riches. Des professions libérales qui ont fait une commande la veille sur Amazon et qui ne la trouvent pas, alors ils te fusillent froidement en te disant que tu sais pas bosser, que t’es une merde, que t’as gâché leur journée. Tu n’y es pour rien, d’accord, mais tu absorbes les colères quand même. Bref, quand t’es guichetier, tu bosses en sous-effectif avec des collègues pas formés, des machines qui marchent mal, des processus réglementaires de plus en plus lourds, des pauvres qui pètent des plombs, des riches qui te méprisent. Tu te prends tout dans la gueule. À la fin de la journée, tu termines K.O.
Heureusement, il y a aussi plein d’échanges humains simples. Beaucoup de services rendus, des situations complexes qu’on parvient à résoudre. Des rencontres chouettes. Des usagers qui nous remercient. Beaucoup qui voient bien qu’on fait ce qu’on peut. Des sourires, des regards, des complicités. Tous ces petits riens qui nous font tenir.
Dernièrement, la direction de la Poste a présenté à ses salariés la « modernisation de l’accueil téléphonique en y intégrant le langage naturel ». Qu’est-ce que c’est que ça, le langage naturel ? « Il s’agit d’un traitement automatique qui permet de modéliser le langage humain grâce à l’informatique : un logiciel comprend le sens de la demande du client et l’oriente directement vers le bon service. Cette technologie dite de “reconnaissance vocale” représente les prémices de l’intelligence artificielle : elle est capable de reconnaître des mots et des concepts au-delà des accents et de comprendre le sens d’une phrase. » Bref, le langage naturel, c’est complètement artificiel. Et la guerre, c’est la paix, comme disait l’autre.