Nicolas Da Silva, économiste : « L’Etat est responsable du déficit de la Sécu, pas les malades »
Alors que les annonces de mesures austéritaires se multiplient à l’occasion de l’examen du budget, Nicolas Da Silva revient sur les attaques contre la Sécurité sociale et les fonctionnaires, et la rhétorique qui les accompagne.
Nicolas Da Silva est économiste, maître de conférences à l’université Paris 13 et auteur de La bataille de la Sécu (La Fabrique, 2022).
Révolution permanente : À l’occasion des discussions budgétaires au Parlement, on a entendu parler d’une possible deuxième journée de solidarité, d’un report de la revalorisation des pensions de retraite au 1ᵉʳ juillet 2025 ou encore d’une diminution de la part de la Sécurité sociale dans les remboursements des consultations médicales de 70 à 60 %. Une collection de mesures d’austérité contre les travailleurs, les retraités et les patients. D’où vient le déficit des comptes sociaux ? Est-il vraiment dû, comme le prétend le gouvernement, au niveau des prestations ?
C’est la question la plus importante. Le débat est focalisé sur les économies parce que le gouvernement continue d’imposer la thématique du « trou de la Sécu ». C’est une rhétorique qui a été étudiée en sciences sociales et qui n’est pas du tout nouvelle ; on parlait dès la création de l’institution de « charges indues ». On peut citer par exemple Le mythe du « trou de la Sécu » de Julien Duval (Éditions Raisons d’Agir, 2020).
Les discussions sont ainsi cadrées pour dire que la Sécurité sociale est toujours mal gérée, victime de fraudes, et que la seule solution est de réduire les dépenses. Ce discours est problématique. Il n’y a pas de « trou » mais un déficit. Si les dépenses sont supérieures aux recettes, ce n’est pas le fait d’un dérapage des dépenses, mais d’un manque de recettes. Cette situation s’est approfondie avec Macron : on encaisse relativement moins de recettes qu’on ne le faisait avant son arrivée à l’Élysée. Autrement dit, les recettes publiques augmentent mais elles augmentent moins vite que si les règles étaient restées les mêmes.
Beaucoup d’économistes critiques de gauche dénonçaient ces mesures sur les recettes depuis longtemps. Aujourd’hui, il s’agit du discours d’organes on ne peut plus officiels. Des institutions publiques conservatrices comme la Cour de comptes le disent clairement. Dans son rapport sur « la situation et les perspectives des finances publiques » publié en juillet 2024, la Cour relève que les baisses d’impôts ont été importantes depuis 2018 et qu’elles ont couté 62 milliards d’euros rien que pour l’année 2023.
Dans son rapport publié en mai 2024 sur les comptes de la Sécurité sociale, la Cour constate que si la Sécurité sociale avait prélevé, depuis 2018, des cotisations sur les diverses rémunérations exonérées (telles que les heures supplémentaires défiscalisées), elle aurait été en excédent tous les ans, sauf pour l’année 2020 marquée par des circonstances exceptionnelles.
Le rapport à la Commission des comptes de la Sécurité sociale d’octobre 2024 chiffre la politique d’exonération de cotisations sociales à 80 milliards d’euros en 2023. Ça ne signifie pas que ces 80 milliards d’euros seraient faciles à récupérer, parce que les entreprises ont appris à vivre avec ces exonérations, mais cela donne un ordre de grandeur de ce qui manque en termes de recettes.
En théorie, ces exonérations doivent être compensées par l’État. En effet, il verse chaque année des milliards d’euros de compensations à la Sécurité sociale, autant de recettes fiscales qui ne sont pas allouées à d’autres postes, comme l’éducation par exemple. Ces politiques ont donc pour effet de vider les caisses publiques. Pour autant, tout n’est pas compensé.
En plus des exonérations, il faut ajouter les déductions d’assiette – c’est-à-dire les rémunérations sur lesquelles aucune cotisation n’est due, comme les tickets restaurant, la participation ou encore le financement des complémentaires santé d’entreprise – qui constituent un manque à gagner de 14 milliards d’euros en 2023. Un chiffre à comparer au déficit de la Sécurité sociale de 10,8 milliards d’euros la même année.
Des dépenses supplémentaires n’ont pas donné lieu à de nouvelles recettes. Devant la Commission des finances du Sénat, le 11 octobre dernier, le ministre du Budget Laurent Saint-Martin n’a ainsi annoncé aucune compensation des dépenses issues du Ségur de la santé. Je ne dis pas qu’il ne faut pas augmenter les soignants, au contraire, mais l’État est le responsable du déficit de la Sécurité sociale, pas les malades ni les retraités.
Révolution permanente : Le ministre de la Fonction publique Guillaume Kasbarian prévoit d’augmenter le délai de carence de 1 à 3 jours pour les arrêts maladie des fonctionnaires. Il justifie ce projet par la lutte contre la fraude et l’idée que les jours de carence freineraient l’augmentation des arrêts de travail. Y a-t-il véritablement une différence entre les secteurs public et privé en la matière ? Qu’est-ce que l’accroissement des arrêts de travail nous dit de l’état du monde du travail ?
Le ministre dit que les fonctionnaires sont beaucoup plus malades que les salariés du privé. Or, le rapport de l’IGAS cité par Guillaume Kasbarian explique cet écart par la différence de profil socio-démographique des travailleurs du public : plus âgés, plus souvent atteints d’une maladie chronique, et beaucoup plus souvent des femmes. Or, on sait que les femmes s’arrêtent plus, notamment pour s’occuper des enfants malades. Quand on prend en compte statistiquement ces différences, les écarts avec le privé disparaissent pour les fonctions publiques d’État et hospitalière. Il reste un écart inexpliqué pour la fonction publique territoriale. Mais inexpliqué ne veut pas dire illégitime et le ministre instrumentalise les chiffres pour sanctionner l’ensemble des fonctionnaires.
Le gouvernement cherche à monter les salariés du privé contre les fonctionnaires, en disant que ces derniers abuseraient des arrêts. Les études montrent pourtant que la même mécanique s’applique dans le public comme dans le privé. Lorsque les droits régressent, les gens usent moins de leurs droits. Plus de jours de carence, et surtout une baisse du taux de remplacement – le gouvernement menace de réduire ce taux de 100 % à 90 % pour les fonctionnaires – c’est moins d’arrêts maladie, mais pas parce que les travailleurs sont moins malades.
Ces dispositifs génèrent du « présentéisme » : les gens viennent malades au travail. Cela a un impact sur la santé de ces travailleurs et de leurs collègues qu’ils peuvent contaminer et dégrade les conditions de travail. Les arrêts de courte durée diminuent, mais les arrêts longs augmentent. Cela signifie probablement que l’état de santé se dégrade et provoque à terme des arrêts plus longs.
La littérature scientifique sur le présentéisme n’est jamais évoquée par le gouvernement qui lui préfère la rhétorique de la fraude. La question n’est pourtant pas la moralité des individus, mais leurs conditions de travail. Là où les conditions de travail sont les plus dégradées, il y a plus d’arrêts. C’est le cas à l’hôpital public par exemple. Mais c’est dû aux conditions de travail et non au statut des fonctionnaires. C’est également le cas dans le privé. Dans les comparaisons internationales, le volume des arrêts en France pourrait s’expliquer par un management plus brutal.
Les arrêts maladie augmentent pour des raisons légitimes. Cette croissance est progressive depuis des années et s’est accélérée depuis 2020. La pandémie de covid n’est pas terminée. Il y a plus d’arrêts parce que les gens sont plus malades. La population française est par ailleurs vieillissante et ce n’est pas sans impact. La Cour des comptes elle-même établit un lien entre les réformes des retraites et l’augmentation des arrêts parmi une population active dont l’âge moyen augmente.
Révolution permanente : Que pensez-vous du positionnement du Rassemblement national dans ces discussions budgétaires ? Jordan Bardella s’est par exemple déclaré favorable aux 3 jours de carence dans la fonction publique. Quel est son programme pour la Sécurité sociale ?
J’avais suivi leur programme en matière de santé pour les législatives. Leur mot d’ordre est clair : « pas un euro de plus pour la Sécurité sociale ». Si on considère, comme je le pense, qu’il y a de nouveaux besoins, il faut des ressources. Or, sur ce point, le RN a une grande proximité avec le gouvernement : pas d’augmentation des cotisations, pas de baisse des exonérations. Le cœur de leur projet est de ne pas augmenter les recettes.
Quand ils avancent des propositions, celles-ci sont souvent farfelues. Ils défendaient ainsi dans leur programme de limiter la part du personnel administratif dans les hôpitaux à 10 % des effectifs alors que la proportion est déjà celle-ci.
Dans les discussions budgétaires en cours, leur proximité avec les positions du gouvernement se confirme. Ce mardi, les députés RN ont refusé de voter l’abrogation de la réforme des retraites. En mobilisant le racisme, notamment contre l’aide médicale d’État (AME), ils prétendent faire des économies, mais ça ne tient pas la route. Sauver le capital, en balançant toutes les minorités par-dessus bord, voilà leur programme.
Publié par REVOLUTION PERMANENTE