Le géant de l’agroalimentaire Unilever a décidé de fermer son usine alsacienne de soupe Knorr. Officiellement, parce que les ventes baissent. En fait, parce que depuis 20 ans, ses compétences ont été éparpillées au sein de la multinationale. Plongée dans un système nébuleux.
777, c’est le jackpot assuré dans les machines à sous des casinos. 777, c’est aussi le code imprimé en petits caractères, juste en dessous de la date limite d’utilisation optimale, sur toutes les briques de soupes Knorr produites à l’usine de Duppigheim, en Alsace. Mais avec la fermeture programmée du site, les briques « 777 » sont en passe de disparaître des rayons des supermarchés, pour être remplacées notamment par les briques « 832 » fabriquées en Pologne. Pour Unilever, cette énième fermeture d’un site industriel français est la conclusion tristement banale d’une recherche de rentabilité qui va laisser sur le carreau des dizaines de salariés.
Depuis 1953, l’usine alsacienne a produit des milliards de sachets de soupe déshydratée, puis de briques de soupe liquide, vendues en France et dans plusieurs pays européens. Elle appartient à l’entreprise Bestfoods France Industries (BFI), elle-même filiale à 100 % de la multinationale anglo-néerlandaise Unilever, présente dans l’agroalimentaire, les détergents et les cosmétiques, avec ses marques Knorr, Amora, Maille, Magnum, Carte d’Or, Signal, Dove, Axe, Skip, Cif ou Sun. Avec un tel portefeuille, Unilever à une dimension internationale, qui en fait le numéro 4 mondial du secteur alimentaire : il a enregistré un bénéfice net de 5,6 milliards d’euros en 2020, pour un chiffre d’affaires de 50,7 milliards d’euros.
A la merci des choix de leur donneur d’ordre
Des résultats auxquels l’usine de Duppigheim a directement contribué. Dans ses documents comptables, accessibles publiquement en ligne, l’entreprise n’en fait pas mystère : chaque année, elle « se concentre sur ses activités de travail à façon » pour le groupe Unilever. Le « travail à façon » désigne un type de relation commerciale dans lequel un fabricant fournit une prestation sur des matières premières apportées par le commanditaire. Ici l’usine de Duppigheim fabrique et emballe des soupes avec les matériaux apportés par Unilever. Rien de plus : tout apport de valeur ajoutée est devenu quasiment impossible. Ce qui précède la fabrication, notamment l’élaboration des recettes, puis les relations avec les fournisseurs, les producteurs de légumes ou d’emballages par exemple, tout est géré par d’autres filiales du groupe. Idem pour la commercialisation des soupes : le marketing, le transport, les négociations avec les distributeurs, la publicité, tout est pris en charge par d’autres entités d’Unilever, qui se chargent de maximiser – et d’encaisser – les profits. Au sein de la multinationale, Bestfoods France Industries (BFI) doit seulement réaliser sa prestation, pour un montant défini à l’avance. Elle ne dispose d’aucun autre client que son commanditaire, Unilever Europe BV (UEBV), la filiale chargée de l’approvisionnement, et d’aucune autonomie pour démarcher d’autres clients. Il lui serait donc difficile d’afficher une forte marge bénéficiaire…
A l’inverse, UEBV, elle, a le choix : pour assurer la production, elle peut s’adresser à plusieurs autres usines du groupe, comme celle de Poznan en Pologne, celle de Ploiesti en Roumanie, ou celle de Heilbronn en Allemagne : les différents sites se retrouvent en concurrence, à la merci des choix de leur donneur d’ordre, qui peut même ne plus rien leur confier du tout. Ainsi, quand Unilever a décidé de ne plus faire fabriquer ses soupes à l’usine de Duppigheim, le directeur du site, Daniel Loetscher, a annoncé aux 261 salariés la fermeture à un horizon de quelques mois. C’était le 18 mars 2021. Le directeur a précisé qu’à l’avenir, les soupes allaient être fabriquées chez des sous-traitants ou dans d’autres usines du groupe, situées un peu plus à l’est. Depuis, le climat s’est tendu, et Daniel Loetscher prend soin de ne plus garer sa Tesla sur le parking des employés.
Le libre choix de l’actionnaire
Pour justifier la fermeture, Unilever a évoqué, dans un communiqué adressé à la presse, le « déclin du marché des soupes industrielles », qui ne permettrait plus de faire tourner l’usine qu’à « 40 % de ses capacités ». Le groupe a aussi fait état d’un « besoin urgent » de procéder à « un redéploiement des capacités industrielles en France et en Europe ». Mais dans les documents officiels transmis au ministère du Travail, la justification avancée n’est pas tout à fait la même : le groupe évoque simplement une « cessation d’activité ».
Pour comprendre ce qui se joue, il faut faire un détour du côté du droit. En France, le code du travail prévoit quatre cas de figure autorisant des licenciements économiques : des difficultés économiques (par exemple une baisse des commandes ou du chiffre d’affaires), des mutations technologiques (l’automatisation de certaines tâches), la réorganisation pour sauvegarder la compétitivité de l’entreprise (en cas de perte de parts de marché), ou la cessation d’activité (lorsqu’un artisan, sur le point de partir à la retraite, licencie son employé par exemple). Auprès des autorités, BFI ne fonde donc pas son plan social sur un éventuel déclin du marché ou sur la nécessité de réorganiser son activité. L’entreprise indique simplement qu’elle est propriétaire d’une usine, et qu’elle souhaite la fermer. Mais pour éviter une communication qui pourrait choquer les employés comme les consommateurs et nuire à son image, Unilever a décidé d’enrober son plan social en évoquant un contexte économique défavorable.
« Alors qu’en droit il revient à l’actionnaire de décider librement de la cessation de l’activité de sa filiale, il paraît utile d’inscrire un tel projet dans un contexte de marché qui en permet une meilleure compréhension, s’agissant à l’évidence d’une décision par essence difficile à concevoir et à comprendre », indique le document remis au ministère du Travail. En clair, ce n’est pas la conjoncture qui pousse Unilever à mener ce plan social, mais le groupe préfère malgré tout faire référence au « marché » pour aider ses salariés à « concevoir » ce qui leur arrive. Il n’a d’ailleurs pas souhaité nous donner des explications complémentaires sur ses choix.
Trois plans sociaux en quinze ans
La décision d’Unilever de fermer son usine est à analyser dans la continuité de l’action du groupe depuis son arrivée à Duppigheim, lors du rachat de Bestfood, en juin 2000. A l’époque, le site alsacien emploie près de 500 salariés. En 2007, un premier plan social supprime l’activité de Recherche et Développement (R&D), transférée en Pologne, à Poznan. Trente-deux salariés sont licenciés. Parmi eux, Olivier Houot officiait comme « responsable innovation » depuis plus de dix ans. « A l’époque, on était sept chefs de cuisine à développer les produits. Et quand on développait un produit pour l’Italie, un chef italien venait avec nous ; pour les produits des pays de l’Est, un Tchèque nous rejoignait. Ça nous permettait d’avoir une connaissance des traditions locales », se remémore celui qui est devenu consultant en agroalimentaire.
« Mais du jour au lendemain, c’est un cuisinier polonais qui a développé pour toute l’Europe. Ensuite, il n’y a plus eu de réelle innovation depuis 2008 : les recettes ont changé de nom, ils ont rajouté des épices, changés les emballages… c’est tout. »
Corinne, son ancienne collègue au service R&D, avait réussi à sauver sa place en 2007 face à la première vague de licenciements. « A l’époque, j’avais des enfants jeunes, et je me suis débrouillée pour être reclassée », explique cette quinquagénaire. Restée sur le site, elle a rapidement constaté que la fermeture de la R&D avait des conséquences sur la qualité de la production.
« Le savoir-faire de Duppigheim reposait principalement à l’époque sur la créativité des recettes, grâce à la R&D. Après sa suppression, j’ai vu des recettes phares de la marque être remaniées, découpées pour réduire les coûts. Les matières nobles étaient diminuées et d’ailleurs ça a été ressenti par les consommateurs : par exemple pour une soupe de légumes riche en crème fraîche, le pourcentage de crème n’a fait que chuter au fur et à mesure des années. Ce qui se ressent au goût, même si vous mettez des substituts. »
Dans ces conditions, elle a préparé sa reconversion, tout en continuant à travailler à Duppigheim. « Je savais qu’il y aurait d’autres plans sociaux, vu le cheminement d’Unilever et leur logique de rentabilité. »
De fait, en 2015, un nouveau plan social vise à supprimer 42 postes. Il correspond à l’arrêt de l’activité « déshydratée », la partie de l’usine qui prépare les soupes instantanées en sachet. La confection des poudres est envoyée en Allemagne, tandis que Duppigheim n’est plus chargée que du conditionnement, une activité à moins forte valeur ajoutée. C’est à cette occasion, que Corinne quitte l’entreprise :
« Je me doutais que le site était condamné. Ils n’avaient pas envie d’investir en France. »
Une surcharge de travail
Parallèlement à ces deux plans sociaux de 2007 et 2015, le groupe a régulièrement réduit les effectifs, notamment sur certaines fonctions supports. « Ils avaient décidé de supprimer des postes. Les départs volontaires, les retraités, personne n’était remplacé », raconte Corinne. « Sur place, il y avait de moins en moins d’ingénieurs : par exemple quand j’ai été embauchée en 1992, il y avait entre 3 et 5 informaticiens. En 2015, il y en avait zéro. Les bulletins de paie sont partis en Roumanie, qui ne connaît rien au droit du travail français : il y avait des erreurs monumentales, c’était du grand n’importe quoi. » Cette politique de ressources humaines pesait, selon elle, sur les conditions de travail. « Quand quelqu’un partait, on découpait ses responsabilités entre 2, 3 ou 4 personnes. C’était très fréquent. Il y a eu une surcharge de travail pour tous les salariés qui restaient ».
Cette surcharge de travail, Thierry en témoigne assez spontanément. Âgé de 49 ans, il travaille depuis vingt-quatre ans à l’usine de Duppigheim, au service conditionnement, et a connu l’époque où il fallait « tirer à la main les bacs de légumes qui pesaient jusqu’à 300 kg, et les fûts de cacahuètes qui faisaient 240 kg ». Il en a retiré « deux ruptures du tendon à l’épaule gauche », reconnues en maladie professionnelle, avec une perte d’autonomie, et le statut de travailleur handicapé. Alors qu’il attend désormais sa lettre de licenciement et la fermeture de l’usine, il craint de devoir « cacher aux employeurs » son handicap, pour essayer de retrouver un emploi. Surtout, il est amer de constater que son état de santé ne fait pas l’objet d’une « reconnaissance » particulière dans le plan social. Derrière ses lunettes noires, il déplore :
« C’est une méthode chez Unilever. Ils prennent une usine, ils la pressent comme un citron, pour gagner un maximum de pognon, et ils la ferment. Si c’est comme ça, ils n’ont qu’à rembourser les aides publiques que l’Etat leur a données. »
Entre 2016 et 2018, Bestfoods France Industrie a ainsi bénéficié d’une aide de plus de 1,6 million d’euros au titre du CICE (Crédit d’Impôt pour la Compétitivité et l’Emploi), selon des chiffres publics. Alors, pendant les quatre mois qu’ont duré les négociations du troisième plan social, entre avril et août 2021, Thierry a participé avec ses collègues à diverses grèves et mobilisations, pour tenter d’obtenir des conditions de départ plus favorables. Mais avec des résultats très limités.
Un plan social « pas à la hauteur »
À l’issue des discussions, les négociations ont abouti à une proposition acceptée par une majorité de salariés, et ratifiée par la direction et trois syndicats sur cinq (la CFDT, la CFTC, et la CFE-CGC ont signé l’accord, FO et la CGT l’ont rejeté). Dans un communiqué, Unilever s’est félicité de la conclusion de cet accord, qui doit « permettre à chaque salarié de Duppigheim de se projeter vers l’avenir », grâce à un congé de reclassement de 12 à 17 mois, supérieur au minimum légal, et une enveloppe de formation de 6 000 à 12 000 euros par salarié. « Nous avons concentré toute notre énergie en faveur du dialogue, du respect et de la concertation pour assurer à chacun une transition professionnelle sur-mesure », assurent Daniel Loetscher, le directeur de l’usine, et Vincent Soleille, le directeur des ressources humaines.
Pourtant, du côté des salariés, le son de cloche est tout autre. « La majorité [du personnel] a accepté les propositions car le chantage de la direction était très clair », explique un technicien du service qualité. « Sans signature d’un accord, il ne restait que les dispositions légales, et libre à nous d’entamer une procédure individuelle aux prud’hommes », pour tenter d’obtenir davantage. « Le groupe a gagné en continuant ses manœuvres habituelles. »
Les négociations et leur conclusion laissent un goût amer à Olivier Dietrich, pourtant signataire de l’accord, en tant qu’élu CFTC. « Le contenu du plan social n’est pas à la hauteur des attentes des salariés et encore moins à la hauteur des moyens du groupe », affirme-t-il.
« Ils auraient pu mettre davantage de moyens à tous les niveaux, à commencer par les préretraites : il n’y en a pas dans l’accord, alors que ça se fait dans des groupes bien plus petits qu’Unilever. »
De fait, contrairement à ce qu’avait accepté le groupe dans d’autres plans sociaux à l’étranger, Unilever ne souhaite pas financer ce dispositif qui permet aux salariés proches de la retraite d’éviter la quête d’un nouvel emploi. « C’est effectivement un choix spécifique à la France », a reconnu Daniel Loetscher, le directeur de l’usine, au cours des négociations. « La question de la préretraite relève d’un choix stratégique commun aux entreprises Unilever en France, et je confirme ne pas avoir la main sur ce point. » Cette décision du groupe va remettre sur le marché du travail 75 salariés de plus de 55 ans. Elle va aussi repousser l’âge de la retraite de 58 ou 60 ans à 62 ans pour ceux qui auraient dû bénéficier du dispositif « carrière longue ».
« Grâce à eux, je n’aurai pas ma carrière longue, alors que j’y avais droit : j’ai commencé à travailler à 16 ans », déplore Catherine Spielmann, 56 ans, dont trente-trois passés à l’usine, au service qualité. « Je vais devoir travailler jusqu’à 62 ans, voire plus. Enfin, essayer de trouver un boulot. Et on est nombreux dans cette situation », s’indigne-t-elle. Plusieurs élus, y compris des signataires de l’accord, ont déploré « l’intransigeance » d’Unilever, qui propose à ses salariés des conditions de départs moins favorables que lors des précédents plans sociaux de 2008 et 2015.
Plus aucune usine Unilever en France ?
« Nous, on voulait partir avec dignité. J’ai trente-sept ans d’ancienneté, je peux vous dire que c’est le PSE le plus pourri jamais proposé par Unilever », affirme Vincenzo Armenante, délégué CGT.
« Tout ça, c’est parce qu’il y aura d’autres plans sociaux, il n’y aura bientôt plus d’usine Unilever en France. S’ils nous donnent quelque chose, ils seront aussi obligés de le donner aux autres usines derrière, et ça, ils veulent à tout prix l’éviter. »
Dans les discussions entre salariés, tout au long des négociations, l’idée est revenue fréquemment : la fermeture de l’usine de Duppigheim va ouvrir la voie à l’arrêt d’autres sites français de production au sein du groupe. Sollicité, Unilever n’a pas souhaité s’exprimer sur le sujet. Mais l’évolution récente du groupe donne du corps à cette hypothèse. En trois ans, Unilever s’est séparé de trois de ses six usines françaises : avant l’usine de soupes Knorr, il y a eu l’usine de levures Alsa de Ludres (Meurthe-et-Moselle), en 2019, et celle des lessives Sun de Saint-Vulbas (Ain), en 2020.
A Ludres et à Saint-Vulbas, Unilever a trouvé un repreneur, s’évitant ainsi des plans sociaux coûteux financièrement et préjudiciables pour son image de marque. A Duppigheim, le groupe a bien tenté de procéder de la même manière : pendant deux ans, il a cherché, sans succès, un industriel intéressé par le site. Cette démarche, effectuée en catimini, lui vaut d’ailleurs d’être assigné en justice par le CSE, pour défaut d’information : les délégués du personnel estiment qu’ils auraient dû être mis au courant pour faciliter une éventuelle reprise et permettre aux employés de préparer leur transition professionnelle, plutôt que de les confronter à l’annonce brutale d’une fermeture.
Dans les trois dernières usines du groupe en France, l’avenir suscite des interrogations teintées d’inquiétude. Sur le site de production de sauces Amora Maille de Chevigny, dans la banlieue de Dijon, la question du devenir de l’usine a été posée en juillet par les représentants du personnel. « On nous a dit “il n’y a pas de projet en cours à l’instant T”, ce qui ne veut pas dire grand-chose », indique Thierry Reverdiau, délégué CFTC, et membre du CSE. A l’usine Signal Dove du Meux (Oise), près de Compiègne, David Bongard, le secrétaire du CSE, se montre assez pessimiste. « Unilever met à mal l’outil industriel, avec une politique de réduction des coûts, souligne cet élu CGT. Les usines Unilever en France, ça ne va plus durer très longtemps, les événements le montrent. Pour nous, ce n’est plus qu’une question de temps. »