il semble nécessaire de revenir sur les fondamentaux de l’Histoire sociale de la France. Les « acquis » du 20ème siècle, qui ne sont jamais gagnés définitivement, ont été arrachés non pas par la bonne volonté des ministères qui les ont fait adopter, mais par la lutte de la classe ouvrière contre le pouvoir capitaliste. Comprendre le processus qui a conduit à ces avancées sociales permet de mesurer leur importance et de définir comment les conserver, voire comment gagner de nouveaux droits.
Salaire minimum interprofessionnel, durée légale du travail de 35 heures hebdomadaires, congés payés, comités d’entreprise : la France présente une réglementation favorable aux travailleurs, relativement à d’autres pays – dont les États-Unis, l’Allemagne et la Grande Bretagne – où de tels droits n’existent pas. Ces avancées sociales, que la plupart des « experts » invités sur les plateaux télévisés considèrent comme des « freins à la croissance », ont bien été signées et adoptées par des gouvernements ; mais elles sont issues d’un combat plus profond qui oppose la classe capitaliste aux employés de tous secteurs. En cernant cette réalité historique, il devient plus facile de comprendre les mécanismes véritables de notre société, et d’ouvrir de nouvelles perspectives de progrès. Cela semble d’autant plus utile à l’heure où la mobilisation contre la loi Travail, présentée par Myriam El Khomri et Manuel Valls, se poursuit et se durcit pour obtenir satisfaction.
Le moteur du capitalisme
Dans un premier temps, il convient de revenir aux racines du système capitaliste pour en saisir l’essence et son moteur, aujourd’hui dissimulés par l’enfumage idéologique permanent produit par les « grands » médias.
Un peu d’Histoire
La naissance du capitalisme remonte à la période féodale, notamment à partir de l’époque de la Renaissance. Les grandes découvertes, du « Nouveau Monde » ou dans le domaine de la science, comme le commerce triangulaire, ont d’abord et avant tout profité à la bourgeoisie, classe marchande des villes alors dominée par la noblesse et le Roi. L’essor de la production permît une concentration de richesses toujours plus grandes au sein de la classe sociale détentrice des capitaux, c’est-à-dire des moyens de production – immeubles, machines, outils et connaissances techniques. Au 18ème siècle, en l’espace de quelques décennies, cette économie proto-capitaliste devint telle qu’elle exigeait un renversement de la noblesse, archaïque classe militaire détentrice des terres, qui tentait toujours plus difficilement de conserver ses privilèges. C’est dans ce contexte qu’eut lieu la Révolution française de 1789, à laquelle prirent part l’ensemble des classes dominées à des degrés divers, pour en finir avec la monarchie et le système féodal.
Le 19ème siècle, bien que traversé de soubresauts réactionnaires, vit le triomphe de la bourgeoisie sur la noblesse. La Révolution industrielle, avec la première automatisation des chaînes de production grâce à des machines toujours plus perfectionnées, acheva de placer la haute bourgeoisie au rang de classe dominante. Les serfs, paysans autrefois attachés – de gré ou de force – à la terre de leurs seigneurs, devinrent massivement des salariés. Ils connurent alors la liberté de vendre leur force de travail au plus offrant, à travers un contrat déterminé qui remplaça l’immuable lien de subordination entre le seigneur et ses péons.
S’il représenta un progrès phénoménal dans la libération des forces vives économiques jusqu’alors bridées par la noblesse, le passage du féodalisme au capitalisme ne signifia pas de véritable progrès social pour les nouveaux salariés. Les conditions de travail demeurèrent lamentables pour l’immense majorité des employés, payés au jour ou à la semaine tandis que les femmes et les enfants travaillaient invariablement pour le propriétaire capitaliste de l’entreprise – qu’elle soit un atelier, une mine, un chantier ou une usine. A l’écrasement des classes paysannes et bourgeoises exercé par l’aristocratie féodale se substitua l’écrasement des salaires et des conditions de travail des employés, opéré cette fois par la haute bourgeoisie. Ce qui délivra la nouvelle classe ouvrière et paysanne, avec l’obtention dès la fin du 19ème siècle de l’interdiction du travail des enfants, de la hausse sectorielle des salaires et de systèmes mutualistes permettant aux malades et aux vieux de ne pas se retrouver sans le sou, fut rien d’autre que la lutte menée par la classe ouvrière et paysanne elle-même.
La lutte des classes est un fait
Si le capitalisme représente un progrès indéniable vis-à-vis du féodalisme, il n’a en définitive fait que remplacer une injustice par une autre. Au pouvoir sans limite des seigneurs et des monarques sous l’Ancien régime, s’est substituée une lutte permanente de la classe capitaliste, qu’elle mène au nom de ses profits contre le reste de la société. Bien qu’elle apparaisse divisée, du fait de la concurrence de ses membres en son sein, la haute bourgeoisie sait être solidaire et organisée pour écraser les contestations populaires et pour porter des exigences – comme la « baisse du coût du travail » – dans la société.
En réalité, tout oppose la classe capitaliste aux salariés, et spécifiquement à la classe ouvrière et paysanne. Le première cherchera la hausse de ses profits par tous les moyens, notamment en réduisant le coût de production par la baisse des salaires ; les seconds ont, au contraire, intérêt à une plus juste répartition des richesses au sein de l’entreprise, par la hausse des salaires. La première réduira également les coûts en ne mettant à disposition des travailleurs qu’un équipement pauvre, tandis que les seconds exigeront d’être équipés comme il se doit pour faire face à la pénibilité et aux risques encourus dans le cadre de leur activité professionnelle.
Cette lutte est, par nature, inégale. La haute bourgeoisie, en tant que classe dominante, qui détient le capital et choisit d’employer ou non des individus, dispose d’un pouvoir nettement plus important et n’hésitera pas à individualiser les relations de travail, pour mettre chaque employé face à la menace du chômage. En outre, elle détient les médias les plus massifs et influents – hier les journaux, aujourd’hui les chaînes de télévision et les sites Internet d’information – dont elle se sert pour décrédibiliser les mouvements populaires et leurs mots d’ordre. Enfin, elle exerce sa domination sur les travailleurs à travers le contrat de travail, qui est un contrat de subordination liant un salarié à son employeur. L’envisager avec pragmatisme remet en cause, et le qualificatif de « collaborateur » utilisé par la bourgeoisie capitaliste pour désigner ses employés, et celui de « classe moyenne » – dont l’existence est réfutée par l’analyse rigoureuse des rapports de production au sein de notre société.
Warren Buffet, magnat industriel étasunien a parfaitement résumé ce fait lorsqu’il a déclaré : « C’est ma classe, la classe des riches, qui mène cette guerre et qui est en train de la gagner ». La lutte des classes est une réalité, non pas parce que le prolétariat moderne résiste, mais parce que la haute bourgeoisie mène frontalement une guerre contre les salariés pour s’assurer de plus grands profits. A ce titre, Thomas Joseph Duning, cité par Karl Marx dans Le Capital, explique : « Quand le profit est adéquat, le capital devient audacieux. Garantissez lui 10 pour cent, et on pourra l’employer partout ; à 20 pour cent, il s’anime, à 50 pour cent, il devient carrément téméraire ; à 100 pour cent il foulera aux pieds toutes les lois humaines ; à 300 pour cent, il n’est pas de crime qu’il n’osera commettre, même s’il encourt la potence ». La raison d’être de la classe capitaliste est d’accroître ses profits, et elle ne reculera devant rien dans cette lutte qui l’oppose au reste de la société.
C’est du constat que la guerre des classes existe, et qu’elle est menée par la grande bourgeoisie, que le mouvement ouvrier s’est formé dans le second 18ème siècle pour défendre sa dignité et ses droits les plus élémentaires. La lutte des classes est le véritable moteur du capitalisme ; ce qui ne laisse pas d’autre choix à la classe ouvrière que de s’organiser et de se battre pour faire face au rouleau compresseur de la classe dominante. C’est dans ce contexte que les travailleurs prirent conscience de leurs deux forces, incontournables et inaliénables, que nous allons étudier.
La grève, pour que tout se débloque
Dans l’inégale lutte de classe menée par la classe capitaliste contre ceux qu’elle emploie, la classe ouvrière découvrît par son expérience propre qu’elle détenait deux forces, grâce auxquelles elle est en capacité de renverser le rapport de domination qui lui est imposé.
La première de ces forces, et la plus évidente, est le nombre. C’est parce que les travailleurs sont, irrémédiablement, plus nombreux que les propriétaires capitalistes des entreprises, qu’ils peuvent faire entendre leur voix. Mettre cette force à profit demande à la classe ouvrière d’être organisée, par elle-même et pour elle-même, de manière collective. De cette façon, les employés peuvent se coordonner pour taper, ensemble et d’un même coup, sur le pouvoir sans partage de la haute bourgeoisie. D’abord informels et interdits par la loi, les syndicats sont les authentiques rassemblements des travailleurs, grâce auxquels ces derniers peuvent s’organiser et se battre. La Confédération Générale du Travail (CGT) est la plus ancienne, la plus emblématique et incontestablement la plus puissante force de rassemblement dont disposent les employés. Née en 1895, dès l’autorisation légale des syndicats de se constituer, la CGT est à l’origine des grands progrès sociaux du 20ème siècle.
Par le bilan.fr