C’était un secret de polichinelle. Un rapport publié cette semaine par plusieurs ONG dénonce les sommes faramineuses engagées depuis 2010 par les 5 majors pétrolières pour retarder ou saboter toute législation qui les contraindrait.
250 millions d’euros depuis 2010. C’est le prix que Total, Exxon Mobil, Shell, BP et Chevron ont engagé pour saboter les actions contre le climat à Paris et Bruxelles, au niveau parlementaire. C’est un rapport ([disponible ici) publié par les Amis de la Terre, Corporate Europe Observatory, Food & Water Europe, Greenpeace EU et l’Observatoire des multinationales qui vient mettre des chiffres sur une réalité déjà très connue, celle du lobbying des multinationales. Il révèle que, depuis 2010, les cinq majors pétrolières ont dépensé 251 millions d’euros en lobbying, dont 49 % directement dépensé par les entreprises concernées, et 51 % par leurs relais de lobbying à Bruxelles. Pour les auteurs du rapport, le but de ces entreprises de lobbying est clair : « retard, affaiblir et saboter l’action en faveur du climat ».
Le rapport révèle en détail comment, à Bruxelles et Paris, les lobbyistes développent leur emprise sur les décisions gouvernementales et les moyens gigantesques qu’ils y mettent. Ont été ainsi recensés auprès du Registre européen de la transparence près de 200 lobbyistes employés par les cinq majors pétrolières et seulement treize de leurs associations affiliées, ce qui donne une idée du nombre total de lobbyistes si l’on comptait toutes les entreprises pétrolières. Et il faut dire que ces 200 lobbyistes sont efficaces : depuis 2014, ils ont eu pas moins de 327 réunions officielles avec les commissaires européens, leurs cabinets et leurs directeurs généraux ! Soit une par semaine, note le document.
Un lobbying qui paye à la longue, comme le dénonce le document, qui juge que les objectifs climatiques et énergétiques pour 2030, décidés en 2014, ont été « des propositions d’objectifs trop peu ambitieux pour espérer confiner le réchauffement climatique sous les 1,5 degré ou permettre à l’Europe d’assumer sa juste part de responsabilité à l’égard de la planète », année à laquelle le lobby du pétrole a accordé ni plus ni moins que 34 millions d’euros à ses activités.
Pour ce qui est de la France, le rapport donne l’exemple de comment la loi Hulot de 2017 a été « vidée de sa substance » au fur et à mesure du débat parlementaire sous l’influence du lobby pétrolier. Alors que la loi avait pour objectif de « mettre fin aux hydrocarbures en France », progressivement, celle-ci va être amputée de ses principaux objectifs. Les auteurs racontent : « Une société de lobbying a fait valoir que la loi porterait atteinte aux « attentes légitimes » de profits de Vermilion [la principale entreprise productrice de pétrole sur le territoire français, qui a des exploitations en Aquitaine et en Seine-et-Marne] et menacé de poursuivre l’État devant les tribunaux d’arbitrage consacrés par les traités sur le commerce et les investissements (ISDS ou règlement des différends entre investisseurs et États). Le Conseil d’État s’est rangé du côté « des droits et des libertés » du secteur privé, au mépris de l’intérêt général. » En dernière instance, alors que le gouvernement français et Emmanuel Macron se proclamaient « Champion de la Terre », l’exploitation pétrolière continuait en France, soutenu par les grands lobbyings du secteur.
Si le rapport avance la nécessité « d’interdire à l’industrie pétrolière et gazière l’accès aux processus de décision », la question plus profonde qui se pose reste le rôle de l’État dans l’arbitrage constant entre les intérêts des grandes entreprises capitalistes. Alors qu’est en train d’émerger un secteur qui défend « le capitalisme vert » et qui cherche à faire de l’écologie un simple autocollant ouvrant des débouchés commerciaux, les entreprises du secteur pétrolier ont démontré, par les sommes immenses engagées dans le lobbying que, pour les financiers et les actionnaires, en recherche de profits de plus en plus rapides et importants, le secteur pétrolier reste un des plus rentables au monde. En dernière instance, il est peu probable que l’interdiction des lobbys dans les parlements puisse changer grand-chose, s’il n’y a pas un développement, à l’échelle européenne et mondiale des mouvements pour le climat, qui sont ceux qui mettent le plus à mal les gouvernements au service de Total et consort.
Le rapport met finalement le doigt sur une pratique qui montre à quel point, dans la société capitaliste, la division entre les intérêts « publics » de l’État et les intérêts « privés » des grandes entreprises est une division artificielle. Ainsi, le rapport démontre comment des dirigeants de grandes entreprises se sont recyclés dans les hautes sphères de l’administration européenne et vice-versa. Ainsi, le rapport cite l’exemple de Chris Davies, député britannique dans le groupe des libéraux entre 1999 et 2014 qui s’est, le temps d’une mandature et avant d’être réélu en 2019, reconverti en lobbyiste pro-pétrole notamment en faisant de son cheval de bataille la promotion des méthodes de capture et stockage de carbone (CSC), une méthode assez peu fiable rejetée par de nombreux scientifique. Un cheval de bataille qu’il a mené au nom de British Petroleum (BP) et Shell, pour « arracher des subventions » pour les projets CSC, qui ont par la suite lamentablement échoué.
En France, les champions du pantouflage sont chez Total : l’entreprise, qui est celle dont le chiffre d’affaire est le plus important du CAC 40 (209 milliards de dollars en 2018), et la deuxième capitalisation de l’indice français (à 139 milliards de dollars début 2018, derrière LVMH), s’est faite reine dans l’interpénétration des cadres de la haute administration française et des cadres de l’entreprise géante. Le rapport cite plusieurs noms, à commencer par l’actuel PDG du groupe, Patrick Pouyanné, qui fut, avant son entrée chez Total en 2000, haut fonctionnaire au ministère de l’industrie sous les gouvernements Balladur (1993-1995) et Juppé (1995-1997). Parmi d’autre, est cité aussi Denis Favier, ainsi directeur du GIPN, embauché à la direction de la sécurité des intérêts africains de Total. Dans l’autre sens, de nombreux cadres de Total sont passé aussi aux postes de l’État, comme Philippe Baptiste, directeur de cabinet de la ministre de l’enseignement supérieur Frédérique Vidal. L’État au-dessus des intérêts privés ? En réalité, ce rapport montre une fois de plus comment l’État se met au service des grandes multinationales et de leurs intérêts, y compris en alternant les cadres du privé et du public.
Publié par REVOLUTION PERMANENTE